13.
Grâce aux indications d’un bouvier, Paneb avait pu suivre le chemin emprunté par la vache jusqu’au seuil de la forêt de papyrus hauts de plus de six mètres.
Assis sur un siège en paille, un pêcheur dévorait une galette.
— As-tu vu passer une vache ? lui demanda le colosse.
— Pour ça, oui ! Elle était magnifique, avec de grands yeux doux et un pelage qui ressemblait à de l’or.
— Pourquoi ne l’as-tu pas immobilisée ?
— D’abord, ce n’est pas mon travail ; ensuite, cette vache-là elle ne ressemble pas aux autres... Dans le coin, on dit que la déesse Hathor la protège et que personne ne doit y toucher. Si j’ai un conseil à te donner, ne t’aventure pas là-dedans. Bon nombre de chasseurs expérimentés n’en sont pas ressortis.
Paneb écarta les premiers fourrés pour pénétrer dans un monde hostile où chaque pas était un danger. Mais la femme sage lui avait confié une mission vitale pour l’avenir de la confrérie, et le chef de l’équipe de droite préférait disparaître plutôt que de ne pas la remplir.
Sangsues, moustiques et autres insectes énormes ne cessèrent de l’attaquer, tandis que des petits carnassiers et d’innombrables oiseaux, dérangés par l’intrus, provoquaient un inquiétant vacarme en faisant vibrer les tiges de papyrus.
Un serpent d’eau frôla ses jambes, mais Paneb ne ralentit pas l’allure.
Si on lui avait tendu un piège, ses agresseurs ne seraient pas mieux lotis que lui. Comme la peur ne l’entravait pas, il se fondit peu à peu dans ce milieu ténébreux où la vie et la mort se livraient une lutte sans merci.
Alors qu’il commençait à désespérer, le colosse l’aperçut.
Une vache d’une incroyable beauté, aux formes parfaites, au visage délicat et au regard d’une infinie tendresse.
Elle se tenait sur un îlot herbeux entouré d’une eau glauque. À son approche, elle ne s’enfuit pas ; mais Paneb sentit qu’elle était inquiète et qu’un péril tout proche l’empêchait de s’enfoncer dans un fourré de papyrus.
Une forme noirâtre, ressemblant à un tronc d’arbre, traçait un sillon en direction de l’îlot. Dans quelques secondes, le crocodile refermerait ses mâchoires sur les pattes arrière de la vache !
Paneb sauta sur le dos du saurien au moment où il attaquait. La bête eut un soubresaut d’une telle violence que le colosse crut avoir les os brisés, mais il ne lâcha pas prise.
La puissance du monstre décupla celle de Paneb, heureux de se heurter à un tel adversaire qui l’obligeait à se surpasser. Poussant un hurlement qui serait cri de victoire ou de défaite, il rassembla ses ultimes forces pour écarter les mâchoires du saurien au point de les déchirer.
Purifiée par des fumigations d’encens, l’œil fardé de noir et de vert, couronnée de deux plumes encadrant un disque d’or, une colonnette de faïence au cou, la vache pénétra dans la cour du temple d’Hathor.
Les prêtresses rendirent hommage à l’incarnation de leur déesse protectrice et chantèrent des hymnes à l’amour mystérieux qui liait entre eux les éléments de l’univers et permettait aux humains de percevoir le message des étoiles.
Après s’être éloignée de la Place de Vérité, Hathor était revenue, quittant les marais pour retrouver son temple et dévoiler à ses servantes l’harmonie de l’origine avant de regagner l’enclos de Deir el-Bahari.
Quand la femme sage oignit d’huile sainte le front de la vache, elle lui sourit.
Et malgré le bandage recouvert d’onguent qui maintenait ses côtes douloureuses, Paneb avait, lui aussi, le sourire aux lèvres.
Sur la demande de Hay, le chef de l’équipe de gauche, la totalité de l’équipage de la Place de Vérité travaillait aux finitions du temple des millions d’années du pharaon Siptah. De dimensions modestes, l’édifice côtoyait celui de l’illustre Thoutmosis III, auteur du Livre de la matrice stellaire que les dessinateurs de la confrérie utilisaient pour décorer les demeures d’éternité de la Vallée des Rois, et il bénéficiait de la protection de l’immense Ramesseum.
— Ce petit roi Siptah a beaucoup de chance, estima Féned le Nez. Un emplacement comme celui-là, c’est merveilleux !
— Espérons que l’au-delà lui sera plus favorable que l’ici-bas, grommela Karo le Bourru. D’après ce qu’on raconte, il est toujours malade et il ne vivra pas longtemps.
— C’est Taousert qui a insisté pour que son temple soit construit ici, et le plus vite possible, insista Ouserhat le Lion. Cette reine a de la grandeur d’âme.
— Penses-tu ! protesta Ounesh le Chacal. Elle applique une stratégie, rien de plus. En ménageant cet adolescent chétif et incapable de gouverner, elle s’attire la sympathie de ses partisans.
— Oublions la politique, recommanda Paï le Bon Pain ; moi, j’aurais aimé que le pharaon Siptah vienne visiter notre village.
— Aucune chance, estima Nakht le Puissant ; il ne sort pas du temple d’Amon, à Pi-Ramsès, et sa seule joie est la lecture des vieux auteurs.
— Mais comment savez-vous tout ça ? questionna Gaou le Précis.
— Par nos épouses ! répondit Rénoupé le Jovial. Elles bavardent avec les gardiens qui, eux-mêmes, parlent avec le facteur et les auxiliaires, et nous sommes aussi bien informés que les habitants de la capitale.
— Buvons un coup et retournons au travail, préconisa Thouty le Savant.
Malgré quelques détails à reprendre, le sanctuaire était prêt à fonctionner, et les prêtres permanents pourraient y résider dès le surlendemain.
Remplissant ses obligations comme ses collègues, le traître observait le moindre des mouvements sur le chantier. La veille, avec les Serviteurs de la Place de Vérité, il avait transporté du lapis-lazuli, des turquoises, de la myrrhe, de l’encens frais, du lin fin, de la cornaline, du jaspe rouge, de l’albâtre et d’autres matériaux nécessaires à la vie du temple. En ouvrant la réserve, le scribe de la Tombe n’en avait-il pas également extrait la pierre de lumière, dissimulée dans le lourd coffre en bois que Paneb, en dépit de ses blessures, avait tenu à porter lui-même sur ses épaules ?
Dissimuler la pierre dans le temple de Siptah... Une excellente idée ! Le traître aurait continué à la chercher en vain à l’intérieur du village. Mais Hay avait commis une erreur en sollicitant l’aide de Paneb et de l’équipe de droite pour une tâche qu’il aurait dû accomplir seul. Et c’était cette erreur qui avait attiré l’attention du traître. Le colosse n’était venu sur ce site que pour y cacher l’inestimable trésor.
À quel endroit précis ? Jusqu’à la fin des travaux, les artisans pouvaient circuler à leur guise dans l’édifice, et le traître en profita pour se rendre dans la crypte creusée sous le pavement où étaient entreposés statues et objets rituels. Il ouvrit les coffrets, sans résultat, et ne tarda pas à rejoindre ses confrères.
— Les sculpteurs ont creusé de légers sillons dans les murs du sanctuaire, indiqua Hay. Ils délimiteront les portions de pierre sur lesquelles nous placerons des plaques d’or qui épouseront le relief et que nous fixerons avec des chevilles à tête dorée.
Ce fut Kenhir qui distribua les plaques. Le traître participa à la pose, persuadé d’avoir déjoué le stratagème conçu par la femme sage et les deux chefs d’équipe : l’une des plaques dissimulerait une profonde cavité dans laquelle serait introduite la pierre de lumière dont le rayonnement se confondrait avec celui de l’or. Mais comment découvrir le bon emplacement ?
La chance lui sourit : il aperçut Paneb et Hay qui se dirigeaient vers l’arrière du temple, portant une plaque d’or plus large et plus lourde que les autres. Méfiants, les deux chefs d’équipe s’acquittaient de leur tâche à l’abri des regards.
Le travail terminé, les artisans de la Place de Vérité s’étaient rassemblés sous un vieil acacia où ils dégustaient une collation apportée par des paysannes affectées au Ramesseum. Les oignons frais étaient croquants à souhait, la bière bien fraîche.
— Ce petit temple est splendide, estima Casa le Cordage ; et comme sa tombe ne le sera pas moins, le pharaon Siptah devrait être satisfait.
— Quelle chance nous avons, constata Didia le Généreux ; en bâtissant, nous vivons le mystère de la création et nous poursuivons sur cette terre l’œuvre de l’architecte des mondes.
— À condition de lui offrir cette demeure qui est la sienne, et non la nôtre, précisa Ounesh le Chacal.
— Quand la lumière du couchant dore les pierres que nous avons assemblées, murmura Ipouy l’Examinateur, le moindre de nos efforts prend tout son sens.
Le soleil entra dans la montagne d’Occident, la campagne s’apaisa et les artisans firent silence.
Certains se détachèrent du groupe pour s’isoler et méditer. Le traître se dirigea vers l’arrière du temple.
Il s’assit près du mur, juste au-dessous de la grande plaque d’or. Personne ne pouvait le voir, mais il patienta un long moment pour être certain de n’avoir pas été suivi.
Avec un ciseau en cuivre, il détacha la plaque.
Aucune lumière ne jaillit de la cavité.
Ce n’était pas la pierre qu’y avaient placée les deux chefs d’équipe, mais une statuette de la déesse Maât, incarnation de la rectitude.